CORRESPONDANCE de JEAN-JACQUES ROUSSEAU

 

A Monquin le 26 janvier 1770.

 

"Pauvres aveugles que nous sommes

Ciel ! Démasque les imposteurs

Et force leur barbares coeurs

A s'ouvrir aux regards des hommes ! »*

 

Monsieur, j’ai vécu quarante ans heureux sans faire des livres ; je m’en suis sorti de bonne heure. Si je ne retrouve pas, après l’avoir quitté, le bonheur dont je jouissais avant d’y entrer, je pourrais sentir que je n’y étais pas propre, et pour perdre à jamais la tentation d’y entrer.

 

J’avoue pourtant que les difficultés que j’ai trouvées dans l’étude des plantes m’ont donné quelques idées sur les moyens de faciliter et de rendre utile aux autres, en suivant le fil du système végétal par une méthode plus graduelle et moins abstraite que celle de Tournefort et de tous ses successeurs sans excepter Linaus lui-même. Peut-être mon idée est elle impraticable. Nous en causerons, si vous voulez, quand j’aurai l’honneur de vous voir. Si vous la trouviez digne d’être adoptée, et qu’elle vous tentât d’entreprendre, sur ce plan, des instructions botaniques, je croirais avoir beaucoup plus fait en vous excitant à ce travail que fis je l’avoir (je fis de l’avoir) entrepris moi-même.

 

Je vous dois des remerciements, Monsieur, pour les plantes que vous avez eu la bonté de m’envoyer dans votre lettre, et bien plus encore pour les éclaircissements dont vous les avez accompagnées. Le papyrus m’a fait grand plaisir, et je l’ai mis bien précieusement dans mon herbier. Votre Antirrhinum purpureum m’a bien prouvé que le mien n’était pas le vrai, quoiqu’il y ressemble beaucoup ; je penche à croire avec vous que c’est une variété de l’Arvense et je vous avoue que j’en trouve plusieurs dans le Specier, dont les phrases ne suffisent point pour me donner des différences spécifiques bien claires. Voilà, ce me semble, un défaut que n’aurait jamais la méthode que j’imagine, parce qu’il y aurait toujours un objet fixe et réel de comparaison sur lequel on pourrait aisément assigner les différences.

 

Parmi les plantes dont je vous ai précédemment envoyé la liste, j’en ai omis une dont Linnaus n’a pas marqué la patrie et que j’ai trouvé à Pila, c’est le Rubia peregrina ; je ne fais si vous l’avez aussi remarquée ; elle n’est pas absolument rare dans la Savoie et dans le Dauphiné.

 

Je suis ici dans un grand embarras pour le transport de mon bagage consistant en grande partie (en)dans un attirail de botanique. J’ai surtout, dans des papiers épars, un grand nombre de plantes sèches en assez ordre( ?) et communes pour la plupart, mais dont cependant quelques-unes sont plus curieuses ; mais je n’ai ni le temps ni le courage de les trier, puisque ce travail me devient désormais inutile. Avant de jeter au F(f)eu tout ce fatras de paperasses, j’ai voulu prendre la liberté de vous en parler à tout hasard ; et  s’il vous en dit de parcourir ce foin qui véritablement n’en vaut pas la peine, j’en pourrais faire une liasse qui vous parviendrait par M. Pasquet, car pour moi, je ne sais comment emporter tout cela, ni qu’en faire. Je crois me rappeler, par exemple, qu’il s’y trouve quelques Fougères, entre autres le polypodium fragrans que j’ai herborisé en Angleterre, et qui ne sont pas communes partout. Si même la revue de mon herbier et de mes livres de botanique pouvait vous amuser quelques moments, le tout pourrait être déposé chez vous, et vous le visiteriez à votre aise, je ne doute pas que vous ayez la plupart de mes livres. Il peut cependant s’en trouver d’Anglais comme Parkinson et le Gérard émaculé que peut-être n’avez-vous pas. Le Verius Cordus est assez rare ;  j’avais aussi Tragus mais je l’ai donné à M. Clappier.

 

Je suis surpris de n’avoir aucune nouvelle de M. Gouran à qui j’ai envoyé des Carex de ce pays qu’ils paraissaient désirer, et quelques autres petites plantes, le tout à l’adresse de M.de St Priest qu’il m’avait données. Peut être le paquet ne lui est-il pas parvenu ; c’est ce que je saurais vérifier, vu que jamais un seul mot de vérité ne pénètre à travers l’édifice de ténèbres qu’on a pris soin d’élever autour de moi. Heureusement, les ouvrages des hommes sont périssables comme eux, mais la vérité est éternelle : Post tenebras lux.

 

Agréer, Monsieur, je vous supplie, mes plus sincères salutations

 

*M. Rousseau, accablé de ses malheurs, avait pris dans ce temps là l’habitude de commencer toutes ses lettres par ce quatrain dont il était l’auteur ; il la continua pendant longtemps.

 

Jean-Jacques Rousseau

 

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