A gauche Aglaé de Fleurieu, veuve de Charles-Pierre, à droite Laetitia Bonaparte.

Voici le récit d'une anecdote assez comique, trouvée dans les mémoires de la duchesse d'Abrantès. Cette dernière ne portait pas Aglaé de Fleurieu dans son coeur mais elle donne cependant un récit assez drôle d'un larron qui s'était trompé d'adresse lorsque Aglaé de Fleurieu travaillait pour Laetitia Bonaparte.

Les titres et appellations employés dans ce récit sont également intéressants. En effet, on entrevoit très bien la singularité de cette haute société de l'Empire qui, à peine"débarrassée" du despotisme et de l'obscurantisme de l'ancien régime, s'empressait de reprendre ses mêmes codes et même d'en rajouter de nouveaux...

Voici ce récit:

"Ce fut cette même année qu'il arriva chez Madame une aventure fort plaisante qui fit rire surtout aux dépens de celui qui s'en fit le héros.

On était en automne ; Madame allait dîner chez la reine d'Espagne; M. de Beaumont, son premier écuyer, avait été donner ses ordres pour que les voitures fussent prêtes, et Madame (Laetitia Bonaparte) était restée avec madame de Fleurieu , qui se trouvait de service ce jour-là , dans le salon où est suspendu le grand Bélisaire de David. Le jour baissait , et le salon était à peine éclairé par la lueur mourante du feu , lorsque les deux battants s'ouvrirent, et le valet-de-chambre fit entrer un monsieur revêtu d'un uniforme richement brodé en argent, ayant bas de soie, escarpins, épée au côté, chapeau sous le bras , enfin tenue complète: ce monsieur s'avance dans l'appartement, salue légèrement les deux femmes qu'il entrevoit dans la demi-obscurité, puis va à la cheminée, chauffe ses pieds, chante à demi-voix , tire sa montre, regarde la pendule, compare, et dit enfin assez haut pour qu'on l'entende :

— Que diable! ce vieux fou-là. .. comment va donc sa montre?...

Madame de Fleurieu, surprise au dernier point de cette façon d'agir, et ne comprenant pas d'ailleurs ce que pouvait venir faire un préfet (car elle venait enfin de distinguer la broderie préfectorale sur le collet et les parements du monsieur) chez Madame-mère , à cette heure de la journée, et surtout au moment où elle allait sortir, Madame Fleurieu allait lui demander ce qu'il cherchait et ce qu'il voulait, lorsque lui-même avançant d'un pas délibéré et la pointe du pied basse, la main dans le gousset, le jarret tendu, s'approcha du canapé, et s'adressant directement à Madame, il lui dit :

— Madame , savez-vous si Son Altesse Sérénissime viendra bientôt?

Et il serrait les dents en souriant avec malice, ce qui donnait à sa physionomie une assez drôle d'expression.

Madame, quoique toujours fort convenable, n'était pas constamment sur ses gardes; et cette visite, qui d'abord l'avait troublée, l'achevait entièrement en ce moment, en lui parlant de cette façon : elle ne put que regarder le monsieur, et lui dire à demi-voix :

— Monsieur, je vous dirai.... que... je ne sais pas...

— Hein!... quoi? vous n'entendez pas? Je vous demande, madame, si vous savez quand doit venir l'archichancelier?

Ce fut bien une autre affaire... Ici madame de Fleurieu ne comprit pas plus que Madame, qui, plus stupéfaite cette fois que la première, regarda le monsieur brodé et ne put répondre une parole. Le monsieur brodé leva les épaules et s'en fut à la cheminée, posa ses pieds sur les chenets, les chauffa en sifflant toujours son air et marronnant par intervalles des mots qui ressemblaient aux imprécations d'un homme qui a faim. Madame de Fleurieu, qui commençait à trouver la scène un peu longue en raison de sa singularité, se leva en vraie dame de cour, et s'avançant vers le monsieur brodé, elle lui dit avec cette majesté que nous lui avons tous connue quand elle se mettait à la première position pour une révérence :

— Monsieur, voudriez-vous me dire où vous croyez être ?...

Le monsieur se retourna vers elle, mais assez négligemment, et laissant son pied sur le chenet.:

— Comment, madame, où je crois être ?... Je crois être chez S. A. S. l'archichancelier de l'empire... qui m'a fait l'honneur de m'inviter à dîner, et que je suis fort étonné de ne pas voir, car l'heure est pour cinq heures et demie.

— Monsieur, répondit gravement madame de Fleurieu, vous n'êtes point chez M. l'archichancelier... vous êtes chez Madame.

— Chez Madame... Comment avez-vous dit, je vous prie ?

— Chez Madame !

— Et mais madame.... madame: madame qui?

— Chez MADAME mère, monsieur, mère de Sa Majesté l'empereur et roi...

En entendant ces paroles "sacramentelles", le monsieur se retourne, se précipite vers Madame en s'écriant : Ah ! Madame!... que je suis heureux ! que je suis content !... comment puis-je vous témoigner ma joie de faire la connaissance de la mère d'un homme à qui j'ai tant d'obligations?

Et le monsieur, énonçant à la fin ses noms et qualités, déclare se nommer Desmousseaur, et être préfet de Toulouse, c'est-à-dire du département de la Haute-Garonne : Madame, qui était d'une extrême bonté, l'accueillit alors comme devait l'être un fonctionnaire public qui paraissait si attaché à l'empereur; mais, comme elle était une personne ponctuelle et de beaucoup d'ordre, et que six heures sonnaient en même temps à la pendule :

— Monsieur, lui dit-elle fort gravement, je vous engage à vous hâter... L'archichancelier se met à table à cinq heures et demie, et il en est six ; je ne puis pas vous offrir de vous dédommager, car je dîne chez ma belle-fille... mais j'espère avoir le plaisir de vous revoir.

Le monsieur s'en alla après avoir recommencé dix fois les assurances de son bonheur d'avoir fait ainsi la connaissance de Madame; quant aux excuses, il n'en fallait pas parler, car il n'y songeait pas, et le mieux de l'affaire, c'est que jamais il n'y a pensé depuis.

Mais l'aventure devait avoir un côté tristement sérieux pour lui. Lorsqu'il eut pris congé de MADAME et qu'il fut sorti de ses appartements, il se mit en devoir de gagner le logis de l'archichancelier; mais le cocher de sa voiture de remise, après l'avoir déposé sur le perron de Madame, qu'il n'avait pas reconnu pour ne pas être celui de l'archichancelier parce que rien ne ressemble plus à un perron en pierre qu'un perron en pierre, s'en était allé sans s'inquiéter autrement de son préfet.... mais il pleuvait... il faisait du vent... de la boue... tout cela n'était rien encore en comparaison de l'orage qui attendait le préfet, lorsque enfin il arriva chez l'archichancelier, qui, bien que logé dans la même rue que Madame, était encore assez loin d'elle pour que le pauvre préfet y arrivât mouillé, crotté, et par-dessus tout affamé; car il était six heures et demie : le prince archichancelier n'aimait pas qu'on se fit attendre, et, du reste, il n'attendait que des femmes, ou bien des hommes du premier rang."

 

 


Source:

Mémoires de madame la duchesse d'Abrantès ou Souvenirs historiques ..., Volume 3  Par Laure Junot d'Abrantes